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Présences

Pas de confrontation avec le travail d’Eric Bourguignon sans immersion.

Des corps passent devant des toiles et voient, s’absorbent. Des corps, les mêmes, pourraient tout aussi bien passer d e v a n t les mêmes toiles et n’y rien voir. La rencontre dépend du sérieux du flâneur, de sa capacité à déposer son costume d’arpenteur, à oublier la mesure. La palette d’Eric Bourguignon atte majoritairement l’œil de tons minéraux et sa gamme n’est pas sans rappeler la douceur des nymphéas ou l’odeur terrienne des arts premiers. Aplats évoquant la solidité du granit ou l’épaisseur de la mousse, tracés délicats convoquant feuilles, tiges ou nuques mélancoliques, les peintures se présentent souvent comme des univers oniriques nous invitant à nager dans un liquide dont on ne sait s’il est amniotique ou s’il s’agit du Styx. On se love, on se noie et, peu à peu, la pupille offerte voit s’avancer vers elle les formes qu’elle attend. Quand cela se passe, quand l’oeil habitué commence à voir, la question de savoir si l’on est dans un espace abstrait ou figuré disparaît. C’est qu’il s’agit d’un monde, avec ses temps, ses chaleurs et ses glaces, ses histoires.

On dit de la peinture qu’elle est née du geste d’une femme trop enamourée pour envisager l’absence de son amant, que l’excès d’émotion, ou la peur de sa disparition, mena la main à caresser non plus l’homme mais son contour qu’elle délimita en traçant au charbon sur un mur la ligne ceignant son ombre. Elle exhiba ainsi aux yeux de tous l’horreur de ce qui pour elle ne passait pas : un jour un homme fit, de son corps, obstacle à la lumière. Diffus, très doux, le travail d’Eric Bourguignon semble d’abord assez loin de l’histoire de cette jeune femme, fille du potier Dibutade, dont la colère et le désespoir sont tels qu’ils arrachent d’elle un geste arrêtant le temps. Rien de si vindicatif dans les masses qui n’ont de cesse de s’avancer, diffuses et sans motif, dans un suspens d’avant le temps. Le peintre nous promène en effet à l’orée du souvenir, sans jamais complètement nous en donner la forme accomplie, ayant intégré ce paradoxe du trait qui est de ne jamais représenter. N’opposant pas au présent un quelconque point d’achoppement, l’artiste travaille bien plus à élargir nos perceptions qu’à nourrir quelque vaine querelle. Et si ces ambiances dont on ne sait pas très bien si elles sont post-apocalyptiques ou d’avant l’âge d’or nous parlent, c’est qu’elles incarnent une question posée au temps. Qu’est-ce donc que vivre dans ce corps où les souvenirs s’accumulent sans jamais s’effacer, dans ce monde où les espaces se succèdent sans tout à fait se ressembler ?

Plus qu’aux arts premiers, c’est à la dignité de l’antique que les toiles d’ Eric Bourguignon semblent faire appel. L’enchevêtrement des figures et leurs postures si fières quand on les discerne nous renvoie à l’élégance du statuaire, au port de ces êtres nobles que l’on voit traverser des tragédies portées par des principes sans lesquels elles seraient sauvées. Carnage ou extase, les êtres qui s’avancent vers nos pupilles sont dans cette absence qu’ont seules les figures dont la destinée et le courage, au sens de cœur, se mêlent jusque dans la mort. Elles existent dans ce monde, hors de nous, qu’est la peinture, et elles y existent pleinement, c’est-à-dire pour une raison qui n’a rien à voir avec nous, avec le fait de nous plaire. C’est à la peinture seule qu’Eric Bourguignon rend des comptes pour qu’adviennent ces présences qui ne sont finalement ni plantes, ni figures, ni tâches, mais entités disponibles, prêtes à recevoir l’oeil et par lesquelles il nous est donné d’explorer des sensations nouvelles et de se rencontrer, humain.

Dossier de presse